12
« Comment avez-vous prévu de rentrer dans le Wiltshire ?
— Je suis venue en voiture. Je suis garée juste là.
— Vous croyez qu’il est raisonnable de conduire ?
— Pourquoi ? Je suis saoule ?
— Je ne sais pas. D’après vous ?
— Un peu. Et vous ?
— Moi, je ne suis pas obligé de conduire. »
Ils étaient dans King’s Road, devant le bar à vin dont ils venaient de sortir. Il avait plu un peu plus tôt dans la soirée, et les voitures filaient dans un chuintement de pneus mordant la surface humide de la rue. Les gens allaient et venaient autour d’eux. Il faisait froid sous l’éclairage urbain, la circulation était d’une densité décourageante et Milton Colebourne paraissait le bout du monde.
« Si on allait prendre un café au Chelsea Kitchen ?
— D’accord. »
Elle se rendait bien compte qu’elle était en train de gagner du temps. Dans ce bar où il faisait chaud, avec ses tables éclairées à la bougie et sa musique tonitruante, elle s’était sentie tout excitée, agitée, et quand Tom Davie avait proposé de partir, elle l’avait suivi jusqu’à la porte en se sentant prête à tout. Mais une fois sortie dans le froid, elle s’était dit : je viens à peine de faire sa connaissance, c’est ridicule, je ne devrais pas faire ça, je ne sais rien de lui, etc.
Ils firent durer longtemps leur expresso, repoussant encore le moment de prendre une décision, mais finirent par se retrouver à nouveau dehors, dans le vent glacial ; il était une heure de plus, et Alice ne savait toujours pas quoi faire.
Alors il dit : « Je crois que vous ne devriez pas rentrer en voiture. Voulez-vous passer la nuit chez moi et reprendre la route demain matin ? »
Elle lut sur son visage qu’il avait bien les intentions qu’elle lui prêtait.
« Je crois qu’il vaut mieux que je rentre.
— Je n’habite pas très loin d’ici.
— Non, vraiment. J’ai du travail demain matin. Et j’ai oublié de nourrir le chat avant de partir. »
Rien de tout cela n’était vrai.
« Très bien », répondit Tom, qui ne bougea pas d’un pouce, refusant d’admettre sa défaite.
« Je vous appellerai, reprit Alice. Je vous suis très reconnaissante de votre aide.
— Vous avez toujours mon numéro ?
— Oui. »
Il s’approcha. « Rentrez avec moi.
— Non. Une autre fois. »
Et ce fut tout. Ils échangèrent un baiser bref et sage, rien de plus qu’une bise sur la joue, et Alice partit récupérer sa voiture.
Elle rentra par l’autoroute. Elle se sentait ivre et excitée, et déjà elle se maudissait d’avoir dit non. Non loin de Reading, elle dépassa une voiture arrêtée par la police sur le bas-côté, et cela l’inquiéta. Elle quitta donc l’autoroute et emprunta la route qui passait par Newbury et Hungerford.
La soirée avait pris un tour tout à fait inattendu. L’affaire avait mal commencé : le bar à vin où Tom Davie lui avait donné rendez-vous s’était révélé être un des endroits qu’elle et Bill fréquentaient autrefois ; simplement, le décor avait changé, les prix, la carte et la clientèle s’étaient renouvelés. Le seul fait de passer la porte lui avait fait froid dans le dos. Tout lui paraissait à la fois étrange et familier, chargé de souvenirs trompeurs.
Mais la découverte de Tom avait chassé ces idées. Elle avait nourri des craintes quant à son apparence, car au téléphone il lui avait paru préoccupé, distrait. Elle avait dû commencer par lui expliquer qui elle était. (Granville avait vraisemblablement oublié de lui dire qu’elle allait l’appeler.) Partant de là et du peu qu’elle tenait de la bouche de Granville, elle avait imaginé un intellectuel marxiste du genre austère, ou une espèce de journaliste en vogue. Et elle s’était retrouvée face à un homme affable et loquace d’à peu près son âge, très accessible et tout disposé à divulguer les résultats de ses recherches personnelles.
De ce point de vue, les premiers propos qu’ils échangèrent furent fructueux et prometteurs. Elle nota les références des quelques livres qu’il lui cita, dressa la liste des gens avec qui il lui recommandait d’entrer en contact, prit l’adresse de la bibliothèque spécialisée où il lui conseillait de se renseigner. Mais ils s’éloignèrent bien vite du sujet.
Il avait beaucoup voyagé aux États-Unis, en Australie et en Europe de l’Est, et en parlait de manière très intéressante. Il commença par les différences sociales telles qu’il les avait constatées, mais passa rapidement à l’anecdote personnelle. Au moment d’entamer la deuxième bouteille de vin, ils ne faisaient même plus semblant d’échanger des vues sur l’état du monde, et en étaient à se questionner l’un l’autre. Alice était sous le charme. Trop longtemps privée de compagnons masculins qui lui plaisent, elle se livra un peu, parla de sa vie et ses espérances, des livres qu’elle avait écrits et de ceux qui demeuraient encore à l’état de projet : elle évoqua même Bill et le gâchis qu’ils avaient fait de leur vie. Il parla de lui-même, le fait le plus immédiat et le plus mémorable étant qu’il y avait quelqu’un d’autre. Une certaine Pamela, petite amie de longue date dont il déclara sans grande conviction qu’elle n’allait pas tarder à disparaître de sa vie.
Alice rentra chez elle sans encombre. Elle se sentait coupable d’avoir conduit sur une telle distance en ayant dans le sang plus d’alcool qu’il n’était permis, mais puisqu’elle était saine et sauve…
Le lendemain, elle jeta un coup d’œil aux notes qu’elle avait prises la veille, en début de soirée, mais l’inspiration ne vint pas ; elles ne faisaient que lui rappeler Tom.
Elle regrettait toujours de lui avoir dit non mais la raison lui soufflait qu’elle avait bien fait. Elle n’était pas encore prête pour reprendre un amant, et le côté inéluctable de sa proposition l’avait refroidie. Non parce qu’il l’avait formulée, mais parce qu’elle s’était sentie à ce point prête à céder. Et puis il y avait l’autre, même si, de toute évidence, Pamela ne représentait pas un réel problème. Peut-être pas pour lui, mais on avait toujours des ennuis quand il y avait quelqu’un d’autre. Elle en gardait une sensation de chaleur composée d’enthousiasme, d’impatience et d’indécision coupable qui n’avait pas l’air de vouloir se dissiper. Elle ne se souciait pas de ce qui aurait pu arriver, de ce qui pouvait encore arriver.
Elle avait son numéro de téléphone, il avait le sien. Elle se disait sans cesse qu’elle devait l’appeler. Elle se disait aussi qu’il valait mieux n’en rien faire.
Il ne lui avait pas appris grand-chose sur Eleanor, ce qui était pourtant le but de leur rencontre. Elle savait que si elle l’appelait, elle pourrait lui poser des questions directes. Elle savait aussi que cet appel serait considéré comme un prétexte, et que la prochaine fois il serait plus difficile de dire non.
Elle regardait le téléphone en y pensant quand même.
La seule chose intéressante que Tom lui ait dite sur Eleanor était que, à sa connaissance, elle avait jadis été poursuivie sans succès au titre du secret d’État. D’autres personnes avaient également fait l’objet de poursuites : des fonctionnaires, un membre des forces armées en exercice, un journaliste. S’il ne se trompait pas d’affaire, on y avait vu à l’époque une menace pour l’indépendance de la presse, le droit des journalistes à protéger leurs sources, et la liberté fondamentale de manifester contre la politique du gouvernement. Une question avait été posée au Parlement. Tom avait promis de lui trouver des coupures de presse concernant l’affaire.
Ce qui augmentait encore son indécision vis-à-vis de son intérêt pour Tom. Elle était tout à fait capable de consulter le Hansurd[5], les comptes rendus d’audience et les archives des journaux, et elle n’aurait eu aucun mal à se procurer les renseignements voulus sans son aide. Ce serait plus rapide et plus satisfaisant si elle faisait tout cela elle-même, seulement elle voulait que Tom reprenne contact avec elle.
Elle avait un vieux bouquin sur les services secrets gouvernementaux, quelque part sur une étagère. Il comportait bien un chapitre traitant du secret d’État, mais le nom d’Eleanor ne figurait pas dans l’index. L’ouvrage datait de quelque sept ans.
Ce soir-là, Tom l’appela. Ils bavardèrent une heure au téléphone. Il ne fut pas question d’Eleanor.